Le dernier jour de l’année. Zanele Muholi - TATE MODERN

Un Muholi Zanele de près. Muholi V, Bronze, 2023.

Début décembre, je ne savais toujours pas comment j’allais terminer l’année. Bizarrement, quelque chose en moi était persuadé que la façon dont je passerais le dernier jour de l’année allait déterminer la direction globale de l’an neuf dans lequel on s’apprêtait à rentrer. (Ou comment se donner des coups de pression pour rien). C’est bien évidemment de la pure superstition qui reflète l’illogisme sélectif de mon esprit, parce que je passe le plus clair de mon temps à procrastiner les autres jours de l’année sans réellement m’inquiéter des conséquences que cela peut avoir sur mon avenir.

Bref, une chose était certaine : je voulais quitter Bruxelles. M’échapper pour au moins 24 heures (comme si je ne venais pas de passer les deux dernières années à bourlinguer). J’ai donc réservé un billet de train de dernière minute sur snap.eurostar.com (bon plan pour les petits budgets - faites passer le mot), et le 30 au soir, je quittais le continent sans calculer personne.

J’ai failli regretter le lendemain, quand j’ai compris le bordel sans nom que devenait le centre de Londres un 31 décembre. Les différents commerces et lieux publics ferment à des heures improbables, les ponts sont bloqués sans avertissement d’une minute à l’autre, ce qui fait que j’ai failli me retrouver prisonnière du mauvais côté de la Tamise. On ajoute à cela le tube qui s’arrête à 18 h, et j’étais à deux doigts de passer le Nouvel An, seule et roulée en boule dans une rue obscure du sud de Londres.

On peut donc dire que j’ai eu mon lot de stress et de désillusions. Mais une chose qui a fonctionné sans heurts, c’est ma visite du Tate Modern Museum pour l’exposition rétrospective de Zanele Muholi - 6 juin 2024 > 26 janvier 2025.

Katlego Mashiloane and Nosipho Lavuta, Ext. 2, Lakeside, Johannesburg, 2007. C-Print sur papier.

Zanele Muholi est une artiste visuelle et activiste sud-africaine qui, jusqu’ici, a passé une grande partie de sa carrière à documenter la vie des personnes LGBTQIA+ et queer en Afrique du Sud. La Tate nous propose une rétrospective de quelques-uns de ses projets phares depuis les années 2000.

De l’artiste, je ne connaissais qu’une image vague, basée sur ses célèbres autoportraits hyper-contrastés où son regard semble percer l’objectif. Entre nous, j’ai développé avec le temps quelques traumas et phobies qui s’activent dans les espaces d’art - et plus spécifiquement dans l’art africain contemporain. L’une d’entre elles étant le “voyeurisme blanc” vis-à-vis de la souffrance des corps noirs. C’est pourquoi j’avais évité jusqu’ici de me pencher de trop près sur le travail de Zanele Muholi, en grande partie constitué de portraits de personnes noires, lesbiennes, trans et queer - alignés dans ce cas précis par centaines le long des murs de la Tate - par peur de me retrouver à proximité d’autres visiteurs potentiellement prêts à les réduire à leur enveloppe corporelle.

Mais c’était justement l’occasion de me confronter à ces questions avec lesquelles, en tant qu’artiste, je me débats chaque jour. Les artistes noir·es doivent-ils continuer à montrer la souffrance des corps noirs dans des espaces blancs ? Pouvons-nous exister uniquement en tant qu’artiste, ou devons-nous toujours porter un message militant, visibiliser une lutte ou une partie de notre histoire collective connectée à une des multiples conséquences de la colonisation ? J’ai dernièrement particulièrement replongé dans cette vaste problématique quand j’ai pris connaissance de l’exposition temporaire en cours au Musée d’Orsay - Elmgreen & Dragset - qui interviennent au sein de l’exposition permanente en transformant le musée en un espace ludique où le public peut s’amuser à détecter les pièces intruses, donnant ainsi un tout autre sens à l’expérience de l’exposition. Bref, je m’égare, mais en regardant un reportage sur cet événement, je me suis surprise à envier la légèreté dont le duo bénéficiait dans l’expression de leur art.

Sachant comment les corps noirs sont spectacularisés et fétichisés dans bien des contextes, cette question me hante à bien des égards. Mais c’est une grosse problématique, donc je ne vais pas m’attarder là-dessus ici et maintenant. Disons juste que, considérant qu’une grande partie de la carrière de Zanele Muholi peut être un véritable déclencheur, puisqu’elle entend montrer la beauté des corps noirs mais aussi la lutte, la souffrance et la douleur, en abordant des sujets comme les viols correctifs*. Pour le coup, il y a peu de place pour la légèreté. Le film ci-dessous, rassemblant des interviews de personnalités LGBTQUIA+ londoniennes et sud-africaines (dont certaines ont été photographiées par Muholi), aborde notamment cette question : en quoi la Tate peut-elle être (ou non) un lieu approprié pour accueillir ce type d’exposition ?

From a place of love - Zanele Muhoii - Tate

09:08:

[This is art. Look how fantastically beautiful it is. But it still comes across as activism, as visual activism because this is not allowed to just be.]

C’est de l’art. Regardez comme c’est merveilleusement beau. Mais c’est présenté comme de la militance, de l’art visuel militant parce que ce n’est pas autorisé à juste exister.

Tout est dit. Et cela ne règle en rien mes conflits intérieurs quant au poids encore accordé à des espaces comme la Tate pour augmenter la crédibilité des artistes issus des communautés marginalisées. Mais quelque part, ça fait du bien de se rappeler qu’on est nombreux à porter cette critique. J’ai toutefois apprécié la manière dont la scénographie m’a aidée à avaler l’amertume de cet éternel constat, notamment en proposant des éléments de contextualisation sensoriels, humains et historiques.

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Un QR code nous attend dès l’entrée de l’exposition, nous invitant à nous plonger dans les ambiances sonores réalisées par Toya Delzy’s. Un procédé qui m’a personnellement permis de lever le voile qui alourdissait mon cœur à la vue des premiers clichés. J’étais pleine de reconnaissance parce qu’en plus de cela, je fais partie des personnes qui, d’ordinaire, passent un certain temps dans le hall d’entrée d’une exposition à tenter de sélectionner la playlist adéquate qui l’accompagnera pendant l’expérience. Je ne peux que célébrer quand celle-ci est servie sur un plateau.

Ensuite, dans le troisième espace, une longue ligne du temps met en relation l’histoire de la lutte des Sud-Africains contre le régime de l’apartheid et celle pour les droits des personnes LGBTQIA+ dans le pays, en n’oubliant pas de situer la naissance de l’artiste. Une mise en emphase des luttes de terrain, qui sont souvent le terreau de nouvelles formes d’expressions artistiques, alimentant à leur manière les archives d’un moment. Et qui nous rappellent que nous sommes des infimes pions sur un grand échiquier de luttes, et que nous servons celles et ceux qui suivent grâce au travail de celles et ceux qui nous précèdent.

Enfin, dans une black box, juste avant l’entrée dans la dernière salle, les portraits tirés qui nous observaient en silence quelques instants plus tôt s’animent dans une série d’interviews retraçant leur parcours de vie, leur entrée dans la militance, diverses joies et peines, et leur vision de l’Amour. En visionnant ce film, je sentais se formuler en moi un début de réponse à ma tourmente. La légèreté est peut-être vouée à rester derrière les portes des musées, mais elle existe bel et bien. Dans les échanges et la confiance que ces individus ont accordés à l’artiste lors des séances photo. Dans l’intimité du studio. Dans les moments de joie qui émergent des moments de lutte. Dans le sentiment d’accomplissement que ressentent des êtres trop souvent ignorés. Peut-être que cette partie de l’histoire n’est pas destinée à appartenir à tout le monde, mais uniquement aux premières lignes. Peut-être que c’est cela que je ne dois pas perdre de vue dans ma propre pratique. Qui sait.

ENTOUKA. Je n’ai pas pris de photos de la dernière salle, tapissée du sol au plafond de portraits de l’artiste, dont les regards – tels des centaines de MONA LISA – ne te lâchent pas d’une semelle. Plus très à l’aise, j’ai très vite quitté les lieux avec une envie pressante d’aller me confesser. Surgissement surprise d’un tout autre type de trauma, lié probablement à mon éducation catholique. Du coup, je vous laisse avec mon dernier autoportrait de l’année. Et espérons que 2025 soit pleine de légèreté, subtilement partagée.

Le seum heureux.

POUR ALLER PLUS LOIN

  • https://awarewomenartists.com/artiste/zanele-muholi/

  • https://www.artnews.com/list/art-news/artists/zanele-muholi-who-is-why-so-important-tate-modern-survey-1234722305/

*le viol “correctif” ou “punitif” est une pratique homophobe qui consiste à aggresser sexuellement une personne perçue comme lesbienne ou homosexuelle afin de les “guérir de leur homosexualité”.

https://www.ohchr.org/fr/opinion-editorial/2011/07/shocking-reality-homophobic-rape-navi-pillay-published-asian-age-and